L’effet matrice des aliments : une nouvelle approche holistique de la nutrition
PUBLIÉ LE 23/12/2022 – MIS À JOUR LE 23/12/2022

L’aliment ne peut être seulement considéré comme une simple addition de constituants, mais comme une structure complexe qui influence le devenir digestif des nutriments, leurs effets métaboliques et, in fine, leurs effets sur la santé à long terme. Ce concept émergent est « l’effet matrice », qui ouvre de larges perspectives dans le domaine de la nutrition, tant sur le plan de la recherche que sur celui de la santé publique. Les exemples illustrant cette approche sont de plus en plus nombreux, en particulier pour les produits laitiers.
Jusqu’à récemment, l’étude des relations entre alimentation et santé s’est focalisée sur l’aspect quantitatif des nutriments pris isolément. Or, la valeur nutritionnelle d’un aliment ne se résume pas à sa seule composition en nutriments, elle varie aussi qualitativement en fonction de sa structure physique, la matrice, qui influence le degré de mastication, la biodisponibilité, l’indice glycémique, l’anabolisme protéique, la satiété…
C’est ce qu’on appelle « l’effet matrice », c’est-à-dire qu’à composition identique, mais avec des matrices différentes, deux aliments n’auront pas le même impact sur l’organisme et, à plus long terme, sur la santé. En d’autres termes, un aliment est plus que la somme des nutriments qui le composent et s’intègre dans une réalité plus complexe, à savoir les interactions entre les nutriments via leur matrice (1, 2).
Effet matrice des produits laitiers et prévention du risque fracturaire
Calcium, protéines et vitamine D contenus dans les produits laitiers sont à l’origine de leurs effets bénéfiques sur l’os et la synergie calcium-vitamine D rend compte du fait que seule l’association des deux réduit le risque fracturaire du col du fémur, contrairement à la vitamine D seule (2). Jean-Philippe Bonjour et al. montrent ainsi que les interactions entre le calcium, le phosphate inorganique, la vitamine D et les protéines favorisent le maintien structurel et fonctionnel des os et des muscles squelettiques (3).
C’est ainsi vraisemblablement l’ensemble des nutriments et leurs interactions au sein de la matrice laitière qui sont responsables de leurs effets protecteurs.
En premier lieu, la biodisponibilité du calcium varie considérablement selon les aliments, plus faible pour les produits végétaux, notamment en raison de la présence d’inhibiteurs d’absorption tels que les oxalates et les phytates. Outre le calcium, le lait présente également une forte concentration d’autres micronutriments, tels que le phosphore, le magnésium, le potassium et la vitamine A, qui interviennent dans la santé osseuse. La présence de matières grasses dans les produits laitiers favorise aussi l’absorption de la vitamine D (vitamine liposoluble) (4).
Il existe également un lien entre le microbiote intestinal et les os, influençant la solidité et la densité minérale osseuse (DMO), au-delà de l’effet des apports en calcium, phosphore et protéines. La consommation de produits laitiers fermentés contenant des prébiotiques et des probiotiques modifie la production des hormones parathyroïdiennes et de cytokines telles que le TNF-α, entraînant une réduction de la résorption osseuse et une augmentation du facteur de croissance analogue de l’insuline (IGF-1), associés à une augmentation de la formation osseuse et de l’absorption du calcium (4).
Il convient donc de recommander la consommation régulière de produits laitiers à tous les âges de la vie et particulièrement chez les personnes âgées, plus fragiles, ainsi que chez les enfants et les adolescents en période de croissance osseuse.
Chez les personnes âgées, pour lesquelles il est capital de maintenir un bon état de santé ostéo-musculaire, la consommation quotidienne de produits laitiers peut être recommandée dans le cadre d’une alimentation variée et équilibrée, et associée à une activité physique. Une étude prospective randomisée a révélé que la consommation de produits laitiers enrichis en vitamine D3 pendant 12 mois chez 101 femmes ménopausées a permis une diminution des concentrations sériques d’ostéocalcine et de PTH, et une augmentation de l’IGF-1, indicateurs d’une réduction de la résorption osseuse. Ces résultats ont été confirmés par une DMO plus élevée dans le groupe des produits laitiers enrichis, sur tous les sites étudiés, par rapport aux personnes ayant reçu uniquement des suppléments de calcium et de vitamine D (5).
En conséquence, de larges études de cohortes, publiées en 2018, illustrent les effets bénéfiques de la consommation de produits laitiers sur le risque fracturaire (6,7), tandis que d’autres confirment son effet favorable sur la DMO ou les marqueurs du renouvellement osseux (2).
Dans une cohorte américaine (80 600 femmes ménopausées et 43 306 hommes de plus de 50 ans, avec un suivi jusqu’à 32 ans) (6), l’apport en lait (une tasse de 240 ml par jour) est associé à un risque significativement moins élevé de fracture du col du fémur (- 8 %) sur l’ensemble de la population étudiée. L’apport en produits laitiers (28 g de fromage dur ou une demi-tasse de produits laitiers fluides par jour), dont la moitié l’est sous forme de lait, est également associé à un risque moins élevé de fracture du col du fémur (- 6 %). L’apport de calcium, de vitamine D et de protéines ne provenant pas de produits laitiers ne modifie en rien l’association entre consommation de lait et fractures du col du fémur.
Les auteurs de la méta-analyse de Shanshan Bian et al. (18 études observationnelles, dont 10 études de cohorte et 8 études cas-contrôle, soit une population de 381 987 individus) (7) concluent que la consommation de yaourts et de fromages est associée à un moindre risque de fractures du col du fémur.
Inversement, une méta-analyse récente a montré qu’un régime végétalien dépourvu de produits laitiers était associé à une DMO plus faible au niveau du col fémoral et du rachis lombaire et à une incidence plus élevée de fractures chez les adultes (8).
Pour les enfants et les adolescents, chez lesquels l’augmentation de la masse osseuse est importante et rapide, il est nécessaire de conseiller une alimentation équilibrée (incluant la consommation de produits laitiers) ainsi que la pratique d’une activité physique. Des études randomisées et contrôlées ont démontré que la supplémentation en produits laitiers améliore la DMO et le métabolisme osseux. Notamment, la consommation de fromage, dont la teneur en calcium est 6 fois plus élevée que celle des autres produits laitiers, augmente l’épaisseur corticale du tibia et la densité minérale totale chez les jeunes filles de 10-12 ans, de façon significativement plus importante qu’une supplémentation en calcium en quantité équivalente, associée ou non à de la vitamine D (9).
Effet matrice des produits laitiers et maladies cardio-métaboliques
Contrairement à certaines idées reçues, le fromage et les produits laitiers non écrémés n’ont pas d’effets néfastes sur le risque de maladies métaboliques et cardiovasculaires.
En effet, on sait aujourd’hui que les différents acides gras saturés (AGS), autrefois taxés en bloc d’effets cardiovasculaires délétères, ont en réalité des effets biologiques très variables, et que leurs impacts sur la santé sont considérablement modifiés par la matrice alimentaire. Un exemple en est le fromage, dont on pourrait s’attendre à ce qu’il augmente le risque cardiovasculaire, en raison de sa teneur élevée en AGS et en sodium. Or, les études indiquent l’inverse, avec une réduction de la pression artérielle et une diminution du risque cardiovasculaire, en particulier d’accident vasculaire cérébral, chez les personnes consommant le plus de fromage. De même, une méta-analyse actualisée incluant 29 études de cohorte a trouvé des associations inverses entre la consommation totale de produits laitiers fermentés, incluant les yaourts et le fromage, et les maladies cardiovasculaires (4).
Des études expérimentales, cliniques et épidémiologiques sont, de fait, clairement en faveur d’un effet favorable de la consommation des produits laitiers sur le syndrome métabolique, le surpoids, le risque de diabète et de maladies cardiovasculaires.
Ainsi, pour les patients en surpoids ou en situation d’obésité, avec un syndrome métabolique, à risque de diabète ou de maladies cardiovasculaires, il est nécessaire de conseiller en premier lieu des mesures hygiéno-diététiques, incluant une alimentation variée et équilibrée, dont l’apport de produits laitiers, ainsi que la pratique régulière d’une activité physique.
- Syndrome métabolique, profil lipidique et surpoids
Plusieurs études récentes suggèrent que le métabolisme du calcium et, peut-être, d’autres composants des produits laitiers pourraient contribuer à déplacer la balance énergétique et, ainsi, jouer un rôle dans la régulation du poids.
Dans une étude prospective française, avec un suivi de 9 ans, la consommation totale de produits laitiers indépendamment de leur nature, celle de produits laitiers à l’exclusion du fromage et la quantité de calcium dans l’alimentation étaient inversement associées au syndrome métabolique, mais non aux troubles glycémiques. Tous les paramètres étaient associés à une diminution de la pression diastolique et des triglycérides, ainsi qu’à une réduction de l’indice de masse corporelle (10).
Chez les patients en surpoids, un régime hypocalorique (500 kcal/j) avec consommation de produits laitiers, permet une réduction de poids, contrairement à un apport de calcium sous forme de comprimés ou de jus de soja enrichi en calcium (11). Plus encore, la consommation de produits laitiers au cours d’une restriction des apports énergétiques est associée à une réduction de la masse grasse et à une augmentation de la masse maigre (4).
Ces résultats suggèrent un effet matrice pour le calcium et les protéines contenus dans les produits laitiers.
- Risque de diabète
Il a été émis l’hypothèse selon laquelle les produits laitiers pouvaient protéger du diabète en raison de leur haute teneur en calcium, magnésium, vitamine D et en protéines du lactosérum qui pourraient réduire la graisse corporelle et la résistance à l’insuline. Les études épidémiologiques donnent des résultats différents selon la nature des produits laitiers.
Pour clarifier cette association, une méta-analyse a été réalisée, dont l’analyse des résultats suggère une relation inverse significative entre la consommation de produits laitiers, de produits laitiers peu gras et de fromage et le risque de diabète de type 2 (12).
- Risque cardiovasculaire
Les produits laitiers sont riches en minéraux (notamment en calcium et ils contiennent également du potassium et du magnésium), en protéines (caséine, lactosérum) et en vitamines (vitamines B2 et B12), ce qui pourrait leur conférer des effets bénéfiques sur les maladies cardiovasculaires.
Dans une méta-analyse dose-réponse (17 études prospectives), dont l’objectif était d’évaluer les associations entre lait, produits laitiers, apports en produits laitiers riches ou pauvres en graisses et risque de maladie cardiovasculaire, les résultats montrent que la consommation de lait n’est pas associée avec la mortalité toutes causes confondues, mais peut être inversement associée au risque cardiovasculaire (13).
Ces exemples avec les produits laitiers permettent d’illustrer le concept de l’effet matrice, reflet de la complexité en nutrition. L’effet matrice, qui intègre l’aspect qualitatif à celui purement quantitatif des nutriments, apporte une vision holistique de l’alimentation (2). Le concept d’effet matrice « ouvre des perspectives essentielles pour comprendre à quel point les styles alimentaires vont au-delà des apports nutritionnels conseillés » (2).
Références
- Fardet A. L’effet matrice des aliments, un nouveau concept. Pratiques en Nutrition. 2017;13(52):37-40.
- Lecerf JM, Legrand P. Les effets des nutriments dépendent-ils des aliments qui les portent ? L’effet matrice. Cahiers de Nutrition et de Diététique. 2015;50(3):158-64.
- Bonjour JP, Kraenzlin M, Levasseur R, Warren M, Whitin S. Dairy in adulthood: from foods to nutrient interactions on bone and skeletal muscle health. J Am Coll Nutr. 2013;32(4):251-63.
- Geiker NRW, Mølgaard C, Iuliano S et al. Impact of whole dairy matrix on musculoskeletal health and aging-current knowledge and research gaps. Osteoporos Int. 2020;31(4):601-15.
- Manios Y, Moschonis G, Trovas G, Lyritis GP. Changes in biochemical indexes of bone metabolism and bone mineral density after a 12-mo dietary intervention program: the Postmenopausal Health Study. Am J Clin Nutr. 2007;86(3):781-9.
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- Bian S, Hu J, Zhang K, Wang Y, Yu M, Ma J. Dairy product consumption and risk of hip fracture: a systematic review and meta-analysis. BMC Public Health. 2018;18(1):165.
- Iguacel I, Miguel-Berges ML, Gómez-Bruton A, Moreno LA, Julián C. Veganism, vegetarianism, bone mineral density, and fracture risk: a systematic review and meta-analysis. Nutr Rev. 2019;77(1):1-18.
- Cheng S, Lyytikäinen A, Kröger H et al. Effects of calcium, dairy product, and vitamin D supplementation on bone mass accrual and body composition in 10-12-y-old girls: a 2-y randomized trial. Am J Clin Nutr. 2005;82(5):1115-26; quiz 1147-8.
- Fumeron F, Lamri A, Emery N et al. Dairy products and the metabolic syndrome in a prospective study, DESIR. J Am Coll Nutr. 2011;30(5 Suppl 1):454S-63S
- Faghih Sh, Abadi AR, Hedayati M, Kimiagar SM. Comparison of the effects of cows’ milk, fortified soy milk, and calcium supplement on weight and fat loss in premenopausal overweight and obese women. Nutr Metab Cardiovasc Dis. 2011;21(7):499-503.
- Aune D, Norat T, Romundstad P, Vatten LJ. Dairy products and the risk of type 2 diabetes: a systematic review and dose-response meta-analysis of cohort studies. Am J Clin Nutr. 2013;98(4):1066-83.
- Soedamah-Muthu SS, Ding EL, Al-Delaimy WK et al. Milk and dairy consumption and incidence of cardiovascular diseases and all-cause mortality: dose-response meta-analysis of prospective cohort studies. Am J Clin Nutr. 2011;93(1):158-71.
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